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Chroniques Rostémides

La photo de classe

Arrêt sur image

 

"Personne ne prend en photo quelque chose qu'il veut oublier"
Robin Williams

Cela fait quelques mois qu’on l’attendait. Et voilà qu’il est annoncé pour demain. Lui, c’est Maâmar le photographe. Il viendra pour la traditionnelle photo de classe.

La maîtresse nous recommande, à cet effet, d’être présentables et de porter si possible des habits propres, pour ceux qui le peuvent, bien sûr.

Il faut dire que à cette époque, beaucoup de nos camarades étaient de condition modeste. Une minorité était constituée d’enfants de fonctionnaires ou de commerçants. Il y avait une seule élève riche, fille d’un entrepreneur, qui émergeait du lot. Disons que les élèves pauvres, ne se sentaient guère concernés par cette recommandation vestimentaire.

Le lendemain, à mi-cours, la maîtresse nous demande de sortir dans le calme, deux par deux et de descendre les escaliers pour rejoindre la cour. Il faisait un temps radieux en ce début de printemps. Un ciel d’un bleu éclatant. Une matinée splendide pleine de clarté éblouissante.

Maâmar le photographe était là. Il était d’une haute stature aux épaules arrondies. Il salue la maîtresse et quelques petites têtes, leur demandant des nouvelles, qui d’un parent, qui d’un cousin. Farid, haut comme trois pommes, fait le crâneur, fier qu’on s’adresse à lui. Karima, quant à elle, répond d’un "ça va" timide et s’éclipse aussitôt pour aller se fondre dans la masse des élèves.

Maâmar avait un studio au centre-ville. C'était le photographe attitré de beaucoup de familles qui sollicitaient ses services lors des fêtes de mariage, de circoncision ou toute autre cérémonie.

Son studio ne désemplit pas le jour de l'Aïd. Et il faut se présenter tôt le matin à son local pour espérer passer dans la matinée.

Sous le préau, Habib, Adda et El Hachemi restent en retrait. Vêtus de leurs oripeaux d’un autre âge et avec leurs tignasses ébouriffées, ils auraient bien aimé se passer d’une telle  exposition qui mettrait en lumière leur indigence.

Mais les voilà vite sommés par le maître d’arabe qui vient d’arriver, de rejoindre le reste de leurs camarades, au milieu de la cour.

Maâmar pose son lourd appareil par terre et commence par faire le tri selon le critère de la taille en vue de nous répartir  en trois rangées. Les élèves de la troisième rangée devaient rester debout. C’étaient les plus hauts. Ceux de la deuxième rangée devaient s’asseoir sur des bancs et le reste par terre.

Le maître d’arabe s’affaire de son côté à écrire sur une ardoise l’année scolaire, la classe et le nom de l’école, tandis que la maîtresse de français essaie tant bien que mal de maintenir un semblant de discipline. Elle ne cesse d’élever la voix sur quelques brebis égarées qui sortent des rangs ou à morigéner quelques élèves agités qui chahutent et se moquent de l’accoutrement de certains de leurs camarades. Il lui faut aussi gérer les caprices des uns et des autres. H’mida ne veut pas se séparer de son ami Malik. Alors que Khadija fait la moue parce qu’on la mise à côté de Tayeb, loin de son amie Houria. Tout est question d’affinités.

Au bout de quelques minutes surgit le Directeur d’école avec son bâton menaçant. Tout devient calme. Les rangées sont constituées, l’alignement est presque parfait. Le maître d’arabe se met à gauche et la maîtresse de français à droite. Ils se figent telles des statues.

Maâmar procède à d’ultimes réglages et donne quelques consignes : surtout ne pas bouger et esquisser un sourire pour ceux qui gardent une mine renfrognée pour quelques futiles raisons, soit par ennui soit parce qu’on les a séparés de leurs amis.

Nous sommes face au soleil et certains, notamment ceux de la dernière rangée ferment l’œil de temps en temps, éblouis par les rayons d’un soleil flamboyant qu’on croirait à portée de main.

Maâmar prend position au milieu face au groupe, fixe l’objectif puis recule de quelques pas pour que l’ensemble s’intègre dans son viseur. Il s’immobilise. Attention ! Personne ne bouge !  Il  appuie plusieurs fois sur le déclencheur : Shlack, Shlack, Shlack ! Il vient de figer l’instant. 

C’est fini ! Crie-t-il. Le maître d’arabe est le premier à se détacher du groupe. Il nous ordonne de nous mettre en rangs sans bruit. Nous respirons à nouveau et nos pâles minois retrouvent des couleurs après quelques instants de crispation qui paraissent une éternité. 

Un mois plus tard, la maîtresse distribue les photos en classe, moyennant paiement d’une somme modique. On se bouscule à son bureau, impatients de voir à quoi nous ressemblions. La photo en noir et blanc sur papier glacé est de bonne facture. Farid, tel Narcisse, est satisfait de sa tronche contrairement à Malika qui se trouve moche. Rezki s’attarde sur la coupe de cheveux de son ami Abed plutôt que de s’occuper de la sienne. Le maître d’arabe a fière allure avec sa veste noire et ses mocassins bien cirés. La maîtresse, quant à elle, avec sa frêle silhouette engoncée dans un joli tailleur, a le visage fermé.

Certains élèves s’empressent de payer rubis sur l’ongle et arrachent presque la photo des mains de la maîtresse. D’autres demandent quelques jours pour disposer du montant requis et puis il y a ceux qui n’ont tout simplement pas les moyens. Ils se contenteront de regarder les photos en classe ou chez leurs camarades, sans autre possibilité de les acquérir.

Karima, ordonnée comme toujours, prend le soin, à l’aide d’un stylo, de marquer la date du jour au dos de la photo. Imitée aussitôt par d’autres.

Les années se suivent et la tradition se perpétue. La photo de classe étant devenue un événement marquant dans la vie scolaire. Seul moyen de garder une trace matérielle d’un fragment de vie dont on viendra se rappeler plus tard, quand la mémoire commence par flancher et les souvenirs se volatiliser, submergés par l’oubli.

Quelques décennies plus tard, je tombe par hasard sur une photo, postée sur les réseaux sociaux, jaunie par le temps. Il me faut zoomer l’image pour pouvoir distinguer ce qui est écrit sur l’ardoise : année 1974/1975. Je reconnais quelques visages d’emblée pendant que je me triture les méninges pour en identifier d’autres, vainement. Je remarque aussi que certaines têtes sont marquées d’une croix. Ce sont ceux qui ne font plus partie de ce bas monde. L’auteur du post n’oublie pas de le mentionner d’ailleurs. Pour le reste, il affirme avoir gardé le contact avec certains et perdu la trace de beaucoup d’autres.

Qu'elle paraît lointaine cette époque à jamais révolue. Celle de l’innocence et de l’insouciance. À se demander parfois si on l’a vraiment vécue ou n’était-ce qu’une illusion parmi tant d’autres. Et que nous reste-t-il de tout cela ? Quelques vagues réminiscences qui remontent à la surface et des flashs qui viennent illuminer furtivement notre morne existence où la nostalgie tente de combler la vacuité de notre quotidien. La nature ayant horreur du vide.

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A
Ce texte fige l'instant de la photo comme la photo a figé l'instant.Superbement bien décrit.
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S
Bcps de souvenirs figés ds un cliché en monochrome .
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