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Chroniques Rostémides

Bakhadda, la météo et le poisson rouge

Quand le ciel ne répond plus

"La mort de l'eau est plus songeuse que la mort de la terre.
La peine de l'eau est infinie"
Gaston Bachelard

"La vie est faite d'imprévus, il fallait le prévoir"
Charles Bernard

Bakhadda, la météo et le poisson rouge. Tiens, tiens ! Quel rapport y aurait-il entre les trois ? A priori, aucun. Et pourtant !
 
Commençons par Bakhadda(1). C’est un barrage situé en aval de Oued Mina, dans la commune de Mechraâ Sfa(2), distante de 25 kilomètres du chef-lieu de wilaya. L’ouvrage, mis en service en 1936 et destiné initialement à l’irrigation de la plaine de Relizane, approvisionne la capitale des Rostémides et sa région ouest en eau potable depuis les années 1970, lorsque cette dernière a commencé à manquer cruellement du liquide précieux. Bien que surexploité, il a assumé pleinement son rôle, bon an mal an, à étancher la soif d’une population qui n’a cessé de croître, de manière exponentielle. Jusqu’au jour où l’impensable finit par arriver.

Et la météo ? Voilà quelques lustres déjà qu’on la suit avec plus ou moins d’assiduité. C’est sur la base de ses prévisions que des pans entiers de l’économie s’organisent ou se réorganisent. Ses présentateurs nous sont devenus familiers, qu’ils soient de chez nous ou d’ailleurs. Ils s’invitent dans tous les foyers, chaque jour que Dieu fait, avant le journal de 20 heures.

Et puis il y a le poisson rouge. Celui qui vit dans un bocal et qui tourne en rond à longueur de journée. Il agrémente de sa présence notre salon. C’est réconfortant de rentrer le soir et de le savoir là, qui frétille.
On dit de lui, qu’il n’a pas de mémoire. Bien entendu, une telle allégation est basée sur des études et des observations. Même si personne ne lui a posé la question, genre : qu’as-tu mangé ce matin ? 

Alors, c’est quoi le lien ?

Il se trouve que le barrage Bakhadda voit depuis de nombreuses années son niveau baisser, de manière significative sans que cela n’émeuve personne. Les Hammams fonctionnent à plein régime. Les stations de lavage aussi. Les fuites d’eau font partie du décor. Et les tuyaux d’arrosage qu’on oublie de fermer quand les pelouses regorgent d’eau et que celle-ci se déverse sur la chaussée, dans une indifférence coupable. Sans parler des administrations et des lieux de culte, où on use et abuse du liquide, source de vie et don du ciel. Inépuisable pour certains !

Les présentateurs météo alertent depuis des années sur la sécheresse persistante qui s’installe doucement mais sûrement. Les cartes sont de plus en plus jaunes, parfois rouges en certains endroits. Le réchauffement climatique s’invite dans les cénacles politiques, agite des aréopages d’intellectuels et de scientifiques et mobilise la rue et les forums étudiants. Les rapports périodiques du GIEC sont suivis à la loupe. Et ils sont alarmants. L’humanité est entrée dans une zone de turbulences, clament-ils à l’unisson. Des dérèglements sont observés partout dans le monde. Les cyclones, "hors saison", ravagent des régions entières tandis que la canicule sévit dans d’autres. Des phénomènes qui ne sont plus circonscrits à leurs zones habituelles. Les thermomètres et autres instruments de mesure s’affolent. La théorie du chaos, que certains qualifient prosaïquement d’effet papillon, n’a jamais autant mérité son nom.

Peu importe qui en est responsable. Pour les climato-sceptiques, c’est la nature qui est ainsi faite. Pour les autres, qui constituent une majorité, c’est plutôt l’homme avec sa frénésie consumériste et son esprit de prédation. Le débat n’est pas tranché mais le constat est unanime. Pour les réchauffistes, il y a urgence à agir, car notre maison brûle et nous regardons ailleurs(3). Ultime preuve, s’il en est, l’extinction des espèces. On compte les tigres en dizaines et les éléphants dans certaines réserves, en à peine quelques centaines.
L’inexorable fonte de la banquise entraîne avec elle l’effacement des ours blancs. La disparition des abeilles est la plus préoccupante. Les entomologistes se perdent en conjectures, faute d’explication rationnelle, même s’ils ne désarment pas devant cette irréfragable vérité.

Le temps passe. Bakhadda se vide de sa substance. Il est plein au tiers de ses capacités. Son volume utile se trouve encore affecté par l’envasement. Les fonctionnaires chargés de sa gestion, des marins d’eau douce, se contentent de relever son niveau et de le transmettre à leurs supérieurs. Cela ne les inquiète pas plus que ça. La pluie finira par tomber de toute façon, le barrage retrouvera son niveau d’antan. Et tout rentrera dans l’ordre. Et les oiseaux chanteront. Soyons optimistes, claironnent-ils. 

Sauf qu’il pleut de moins en moins et les moissons deviennent maigres. La sonnette d’alarme tarde à être tirée. À défaut d’eau, ce sont les subventions qui pleuvent. Grâce à l’or noir, on importe à tire-larigot. Les silos sont pleins et tout le monde est tranquille.

Ailleurs, les bulletins météo ont intégré le climat. Et dès que le mercure monte, on parle d’alerte jaune, orange ou rouge. Il est question de rationner l’usage de l’eau dans certaines régions, de fermer les piscines et les terrains de golf, d’interdire l’arrosage des pelouses.

Le temps passe. Bakhadda s’assèche. Il est plein au dixième de ses capacités. Le niveau des rivières est anormalement bas, en dessous de l’étiage. Les hammams fonctionnent toujours. Les stations de lavage aussi. Les tuyaux d’arrosage restent ouverts après usage. Et il ne pleut toujours pas. Le pain est toujours disponible et on se permet même le luxe d’en consommer une partie et de jeter le reste. Le pain ne coûte pas cher. Il est subventionné.

L’eau continue de couler sous le pont, euh … façon de parler ! Jusqu’ à ce jour fatidique, que tout le monde redoutait et que personne ne voulait voir venir. Cette fois, Bakhadda s’est bel et bien vidé. Ce n’est pas une rumeur. Ce n’est pas non plus un discours alarmiste. C’est annoncé officiellement : Bakhadda est sec. 

Accourt à son chevet une délégation d’officiels en costumes cravates. Pour faire quoi ? Pour constater de visu la catastrophe. On rédige des rapports à la hâte qu’on envoie tous azimuts aux hauts responsables. Ce n’est guère une surprise, mais dans une attitude vulpine, on fait comme si et on monte sur ses grands chevaux. 

Les mandarins usent d’un ton qui se veut rassurant. Braves gens, vous avez soif ? Dormez bien et à votre réveil, l’eau coulera de nouveau, à flot. Faites-nous confiance ! 
Mais à défaut de flotte, ce sont les promesses qui pleuvent et qui, comme souvent, finissent par tomber à … l’eau. Face à un présent déceptif, les promesses sont toujours conjuguées au futur. C’est une lapalissade certes, mais il fallait le rappeler.

Bakhadda offre un spectacle de désolation devant des dirigeants impuissants. Les langues se délient donnant lieu à une diarrhée de commentaires. La ville a grandi et un barrage aussi vieux et surexploité ne pouvait, à lui seul, répondre à la demande croissante qui s’est décuplée. Il fallait construire un autre barrage, plus grand avec de nouvelles normes. Il fallait déclarer la guerre au gaspillage. Il fallait réhabiliter la police des eaux. Il fallait traquer les fuites d’eau.  Il fallait facturer l’eau à son prix réel. Il fallait, il fallait ...

Les robinets sont à sec. L’eau n’arrive dans certains quartiers que quelques heures par décade, pour certains par quinzaine. Les autorités, donnent l’impression de nager entre deux eaux. Démunies face à un tel sinistre et à défaut de solutions pérennes, elles brandissent l’épée d’El Hajjaj, décrétant, entre autres, la fermeture des bains et des stations de lavage. On organise l’approvisionnement des quartiers par citernes. Il n’y a pas de restriction sur l’arrosage des pelouses qui de toute façon n’existent plus. Elles se sont soit asséchées naturellement soit ont été englouties par le béton. Sans oublier les jets d’eau. Là aussi, il n’y en avait pas. Et les piscines ? Bof ! On s’est tellement accommodé de leur absence que leur fermeture passera inaperçue. Restent les terrains de golf !?

Les restrictions c’est bon. Mais les robinets restent désespérément secs. On pare au plus urgent : Il faut creuser, forer, ne laisser nulle place où la main ne passe et repasse. Tels sont les ordres qui proviennent de la Colline, tels des oracles.

Mais ce n’est toujours pas suffisant. Alors il faut ramener l’eau de loin. Quoiqu’il en coûte ! Urgence signalée. Stop. 

La population a soif. Excédée, et ne voyant rien venir, elle se remet à pratiquer son sport favori, la protestation tapageuse devant caméras et la fermeture des routes. Les images sont diffusées en live et en continu. Ce qui a pour effet de donner la migraine aux responsables. Les assoiffés exigent la présence du Chef sinon rien. Pas le numéro deux encore moins le numéro trois. Pas d’adjoint ou de vice-machin. Surtout pas les pauvres "élus". 

Mais le Chef ne sait plus ou donner de la tête. Il se démène comme un fou. Il n’a pas la solution, du moins dans l’immédiat. Il n’a pas non plus un don d’ubiquité pour être partout en même temps. Tiraillé entre les injonctions d’en haut et les coups de semonce des gens d’en bas, qui n’en démordent pas. Il est tout simplement sous l’eau !

Creusez, forez encore. Ne laissez  nulle place où la main ne passe et repasse ! Tel est le leitmotiv des responsables, répété à l’envi par les fonctionnaires de l’eau en costume-cravate devant la multitude de micros qui leurs sont tendus. Alors on creuse nuit et jour dans un sol transformé en gruyère et dans la précipitation. Peu importe la méthode. Et puis on n’a pas le temps de prêter l’oreille aux propos barbants des experts qui alertent sur l’épuisement des nappes phréatiques, hypothéquant l’avenir des futures générations. Cela fait rire certains bureaucrates qui gèrent leur secteur à la petite semaine. Certains termes font leur apparition de manière récurrente dans les journaux et dans … les cafés : puits artésien, nappe phréatique, stress hydrique, citernage, ...

On apprend par ouï-dire, que certains quartiers sont mieux approvisionnés que d’autres. Les langues se délient encore. Les populations défavorisées grondent et crient à l’injustice en menaçant de re-refermer la route. Les autorités, ne pouvant ramener plus de quantité, optent pour l’équité. C’est à dire pénaliser tout le monde de la même manière. Ce qui a pour mérite de calmer certains esprits et d’en irriter d'autres, ceux qu’on qualifiait de privilégiés. Tout le monde sera logé à la même enseigne. 

Bakhadda est vide. Ce n’est plus un scoop. De mémoire d’ancien fellah, on ne l’a jamais vu dans un tel état de désolation. L’absence d’eau a conduit à la disparition de la faune. Un écocide. Mais franchement qui s’en soucie ? Et puis, vous pensez sincèrement que c’est le moment de parler de poissons morts et autres bestioles d’eau douce, alors que les gosiers sont altérés ? Quelle indécence ! 

D’aucuns s’accordent à dire que ce qui arrive à cette région est une punition divine. La région est maudite. Depuis quelques années, elle accuse des retards énormes dans presque tous les domaines.

Que faire alors ? 

Malgré le lancement de plusieurs chantiers en même temps et le rythme effréné auquel sont soumises les entreprises chargées d’amener le précieux liquide à bon port, la population s’impatiente, ne voyant rien venir. Certains, de bonne foi ou par mysticisme, se se sont détournés depuis longtemps de leurs congénères et de leur pouvoir limité. Convaincus que le salut ne viendra que du ciel. Alors on décide d’organiser des prières collectives et en masse pour se donner plus de chance et éviter ainsi la dispersion. C’est une question de probabilités. 

Qu’à cela ne tienne ! On choisit un terrain vaste et vague, on lève les bras vers le haut et on multiplie les conjurations. Mais le ciel ne fléchit pas. 

Point découragés, les organisateurs de ces adjurations reviennent à la charge, avec plus de fidèles et un nouvel imam, jeune et universitaire. Le premier, issu de l’ancienne école, qu’on qualifiait péjorativement de Taleb, ne les a pas convaincus. On l’a même accusé de porter la guigne. La liste des orants s’allonge indéfiniment. Mais rien n’y fait. Le ciel ne répond toujours pas. Le peu de nuages qui survolent les lieux ne daignent même pas s’arrêter et préfèrent poursuivre leurs mouvements pour aller flotter ailleurs.

Dans les mosquées, les prédicateurs rappellent aux fidèles leurs méfaits. Tels les animaux malades de la peste(4), ceux-ci baissent les yeux et ne se sentant point concernés, lorgnent leurs voisins de rang. Haro sur le baudet !

Il arrive toutefois que le ciel, de manière sporadique, change d’humeur et revienne à la raison. Il s’assombrit, gronde et se décide à laisser tomber la pluie. Mais au grand désespoir de la population, ce n’est qu’une ondée, que dis-je, une bruine ! Pas de quoi abreuver un chat, comme dirait mon voisin.

Pour occuper la population fatiguée et la faire patienter davantage, on lui fait miroiter le projet de dessalement de l’eau de mer. Genre : Compte-là dessus et bois de l’eau fraîche ! Cela a l’avantage de la faire rêver elle qui ne rêve plus souvent. Cela prendra des années certes, mais pour une fois que les autorités se projettent dans le futur, les gens d’en bas boudent. Échaudés qu’ils étaient.

La situation perdure. Bakhadda est officiellement fermé. L’ouvrage presque nonagénaire ne peut donner ce qu’il n’a plus. Une fatalité. 

Quels enseignements tirer d’une telle catastrophe qui selon certains experts était prévisible et annoncée, quoiqu’en disent les fonctionnaires de l’eau, dont le moins que l’on puisse dire, est qu’ils avaient les idées sèches ?

Connaissant les mentalités, il suffit qu’il pleuve abondamment, dans quelques jours ou quelques semaines - ce qui est fort souhaitable, à n’en point douter – et voilà que tout le monde aura oublié, jusqu’à la prochaine crise. Le projet de dessalement sera enterré. Et aucun barrage ne viendra remplacer Bakhadda qui sera encore sollicité pour la circonstance, condamné à abreuver malgré son âge avancé et ses capacités limitées une population qui s’est décuplée et une ville qui étend ses tentacules indéfiniment et anarchiquement. Sans prospective.

Le poisson rouge est mort. N’ayant pas de mémoire, il ne se souvient même pas qu’il est mort. 
Il aurait suffi que je change l’eau du bocal. Mais il n’y a plus d’eau. La faute à Bakhadda. Encore lui !

(1) Nom de la tribu qui a donné son nom au barrage.
(2) Ex-Prévost-Panadol.
(3) Jacques Chirac au sommet de la Terre - Johannesburg 2002.
(4) Fable de la Fontaine

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