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Chroniques Rostémides

Un café chez James

Tempo allegro


"Dans ce café, parmi la masse enfumée de ces gens remuants,
j'avais au moins un refuge et je pouvais goûter à cette bonne sensation de chaleur"
Mohamed Dib

À Amine.

Il est 17 heures presque. Le temps est maussade et le paysage hiémal. Des flocons de neige tombent sur la morne cité. Les gens pressent le pas pour rejoindre leurs domiciles ou aller se nicher dans les cafés populaires du centre-ville. Il fait déjà nuit.

Mon ami Harrat et moi sommes invités par Benz, un camarade de lycée et néanmoins ami, à le rejoindre au café James, qui a ouvert il y a à peine quelques jours. Il faut dire que l’ouverture d’un nouveau troquet est toujours un événement. On l’apprend par ouï-dire et on y va par curiosité même si le breuvage qu’on vous sert finit par ressembler à celui auquel vous êtes habitués. Si différence il y a, il faut peut-être la chercher du côté du décor ou du confort.

Disons que nous sommes toujours attirés par la nouveauté, même si au bout du compte, la routine finira par prendre le dessus. Et puis, le café demeure un lieu de rencontres et d’échanges par excellence, en l’absence de vie culturelle et de loisirs. Un exutoire où on vient se défouler, papoter entre amis et distiller ses commentaires.

Nous voilà arrivés à destination. Nous entrons dans le café, cherchant nos amis du regard. L’ambiance est chaleureuse, les discussions animées. Du fond de la salle, une main se lève dans la pénombre et nous fait signe de rejoindre la bande de copains déjà attablés.

Avant de les rejoindre, je jette un coup d’œil autour de moi. Sur ma droite, derrière le haut comptoir, se dresse James, le bistroquet avec sa chevelure auburn et frisée et son bouc bien fourni. Il a le look de Buffalo Bill ou d’un chasseur de bisons du Montana. J’apprendrais plus tard qu’il est membre de l’association des chasseurs de la ville. Il esquisse un léger sourire et nous souhaite la bienvenue.

L’espace est carré et de dimensions moyennes. Les murs sont sobrement décorés et badigeonnés de marron et de beige. Le contraste n’est pas flagrant. Une cloison ajourée coupe l’espace en son milieu. Des bandes de plastique colorées y sont suspendues verticalement. La première partie donne sur la rue à travers une large baie vitrée. Sur le mur qui fait face au comptoir, le nom du café est peint en gros caractères marrons sur fond jaune : Le Tempo.

Une appellation originale qui nous change des poncifs habituels tels que café El Feth ou café de l’Indépendance. Il y a lieu de noter toutefois qu’un café est souvent désigné par le nom ou le surnom de son propriétaire, rarement par son nom commercial.

De l’autre côté de la cloison se trouve la deuxième partie où nos amis sont installés : une arrière-salle plus intime et un peu sombre. Les tables sont basses et entourées de tabourets capitonnés en skaï de couleur rouge.

Autre originalité, la musique : un Jazz qu’on entend presque en sourdine et qui rappelle l’ambiance feutrée du New Morning ou de Cotton Club. Une clientèle clairsemée contemple en silence, à travers la baie vitrée, la neige qui continue de tomber, tandis qu’une  trompette joue un lamento et donne aux visages à peine éclairés un air pensif et plein de mélancolie.

On est loin de l’atmosphère assourdissante des cafés de la place rouge. Encore moins de celle, plus scolaire, du Pourquoi Pas, de ses mille-feuilles et de ses café-crèmes que nous avions l’habitude de consommer à l’heure de la récréation, en quittant le lycée à la première sonnerie, comme si l’Eldorado se trouvait au bout du chemin. Ledit café était situé à un jet de pierres du bahut.

Non, rien à voir. Dans ce havre de paix, la clientèle constituée essentiellement de cadres et d’étudiants, discute de livres et de cinéma. C’est aussi le repaire de tous les idéalistes qui caressent le doux rêve de changer le monde par leur seule volonté. La discussion est certes relevée sans être pour autant élitiste, mais à force de tirer des plans sur la comète, celle-ci finira par se désintégrer un jour et le fracas de ses débris viendra nous rappeler à notre réalité. Et c’est ce qui arrivera plus tard.

Nous nous joignons à la tablée. Harrat s’assoit en premier et je l’imite aussitôt. Comme d’habitude, c’est Benz engoncé dans sa djellaba effilochée, qui mène les débats. Exubérant, il aime palabrer pendant des heures. C’est aussi un animateur né même s’il lui arrive de se complaire à des balourdises en ressassant les mêmes blagues, que tout le monde connaît par cœur. Il est le premier à en rire  comme s’il les entendait pour la première fois. Et tout le groupe s’esclaffe dans une sorte de pantomime.

À sa gauche, adossé au mur, Maz. L’intello appliqué et parcimonieux, emmitouflé dans sa veste en cuir noir. Il consulte un bouquin ouvert en son milieu, une cigarette collée au bec et une oreille tendue vers Benz. Féru d’histoire et de romans noirs, il avale des quantités de pages en quelques heures. Sa journée commence en … fin de journée. C’est un amateur de flâneries vespérales dans le dédale des rues désertes.

En face d’eux, il y a Naïm qu’on distingue de profil, grâce à son manteau en laine. Il redresse nerveusement ses lunettes d'un geste qu’il répète machinalement. D’humeur éristique et grand fumeur, il mâtine souvent ses discours de locutions anciennes et rebattues, dans un français classique qui rappelle celui des instituteurs des années 60. Ce qui a pour effet d’amuser ses compagnons. Lui n’en a cure. Il a été élevé ainsi. C’est aussi un homme révolté, fragilisé par les innombrables épreuves qu’il a eu à affronter en dépit de son apparente placidité.

À côté de lui, se tient l’inénarrable Aboud. Le phénomène de la bande. Le seul qu’on appelle par son nom. De tempérament éruptif et chouineur, dû à un lourd handicap visuel, il perçoit tout de travers et n’hésite pas à vous interpeller de manière impulsive sur un sujet dont vous n’êtes guère l’auteur. Ce qui a pour effet de déconcerter ses interlocuteurs. Mais sa présence est réconfortante pour le groupe dont il est devenu le souffre-douleur. Tout le monde le cherche pendant qu’il cherche noise à tout le monde.

Il touille fébrilement son café chaud après y avoir mis trois ou quatre cuillères de sucre. Incorrigible, il a cette mauvaise manie de poser son paquet Winston(1) sur la table. Ce que d’aucuns interprètent comme une invitation à s’en servir. Et nombreux sont ceux qui, éhontément, ne se font pas prier pour s’en servir et, qui plus est, ne font généralement pas partie de son cercle d’amis.

Agacés par tant de légèreté de sa part, nous ne cessons à chaque fois de le lui rappeler mais en vain.

Harrat, c’est un couche-tard qui aime la compagnie. Débatteur vivace et infatigable, il prend plaisir dans l’ambiance des cafés et si cela ne tenait qu’à lui, on y resterait jusqu’à demain. Farceur au rire éclatant, il aime bien charrier à défaut de châtier.

Quant à moi ...

Les volutes de boissons chaudes qui montent nous enivrent avec leurs senteurs aux parfums mêlés. Le jeu de la trompette laisse place à un scat improvisé accompagné de percussions chuintantes. Ambiance de club, vraiment. On se laisse entraîner à la rêverie et à la méditation dans cette atmosphère calfeutrée. Heureusement que Benz est là. Avec ses tirades à n’en plus finir, il arrive à nous arracher à notre avachissement. Ses blagues désopilantes ponctuent un débat qui se veut sérieux et de haut niveau mené par le docte Maz. et qui laisse sur le carreau certains d’entre nous qui n’arrivent pas à s’accrocher.

Aboud pose sa cigarette sur le rebord du cendrier. Distrait comme toujours, il s’occupe à nettoyer la table des grains de sucre qui sont disséminés sur sa surface. Naïm essuie ses lunettes et reste attentif aux propos de Maz, préparant sa réplique après une énième Afras(2). Il commande un deuxième presse(3)

Le débat s’anime entre Harrat et Maz, argument contre argument. Pendant ce temps, Benz se bidonne allègrement à la vue de Naïm qui manque de peu de renverser sa tasse de café chaud. Aboud, impromptu et tel un trouble-fête, met son grain de sel dans la discussion et fait une remarque qui semble contrarier Maz. Ce dernier feint d’ignorer le propos de son vis-à-vis qu’il juge hors sujet et continue, un poil irrité, son raisonnement. 

Naïm pense que c'est le moment d'intervenir. Pas d'accord avec ce qui se dit, il lève son index droit qu’il fait penduler pendant qu'il tire une bouffée de sa cigarette brune. Il réussit par un tour de passe-passe à orienter le débat vers son thème de prédilection, la politique. C’est parti pour un long réquisitoire qui met sur le ban la société, ses acteurs et ses dirigeants. Difficile de le faire arrêter.

Pris de court, le reste du groupe s’engouffre aussitôt dans la brèche, et le débat s’enflamme. J’essaie de mon côté de jouer à l’arbitre essayant de tempérer les ardeurs des uns et les bondissements des autres, de ramener le calme autant que faire se peut. La discussion part en vrille. Le café et la cigarette ont mauvais effet sur les esprits excités.

Le café, s’est transformé par la force des choses en un forum où un aréopage de gens lettrés a pris l’habitude de venir se prêter à des joutes passionnées. C’est peut-être ce à quoi aspirait son propriétaire. Il n’empêche que, à défaut de drainer les foules, il permettait à quelques groupes connus pour leur penchant pour la lecture, les arts et le cinéma de s’y rendre, fuyant un centre-ville bruyant et pollué, et ses cafés, sources de rumeurs et terreaux de propagande, où la cacophonie fait office de débat. 

Derrière la cloison, j’entraperçois le serveur affairé. Il vide les cendriers et met les tabourets sur les tables en vue du grand nettoyage. Je consulte ma montre. Il est 19 heures passées.  Je me lève et signifie à mes amis que c’est le moment de partir. Benz acquiesce tandis que Harrat, impénitent, veut prolonger le débat. Mais lorsqu’il nous voit debout, redresser nos djellabas et nos manteaux, il s’y résigne. Nous nous dirigeons vers la sortie. Maz appelle le serveur pour régler l’addition mais Aboud le prend de court et sort convulsivement sa liasse de biffetons. Une manière pour lui de se racheter de je ne sais quoi.

Les flocons de neige continuent de tomber d’un ciel noir et bas. Sur le seuil de la porte, me parvient, depuis le fond de la salle, la complainte instrumentale. Ce doit être un morceau de Miles Davis, me dis-je in petto. Je savoure l’instant, pendant que Naïm continue son réquisitoire péremptoire et ad hominem. Sur ce, le groupe se scinde en deux. Benz et Maz résidant à une encablure du café, nous saluent, traversent la voie déserte et enneigée et disparaissent dans l’obscurité. Harrat, Aboud, Naïm et moi avons encore quelques mètres à parcourir ensemble jusqu’à la  rampe de la Médersa. C’est ici que nos chemins se séparent.  Aboud et Naïm descendent la rue du CEG tandis que Harrat et moi prenons la direction nord vers les hauteurs de la ville.

Demain, je reviendrai chez James, pour le bon Tempo, c’est sûr. Malgré le froid, malgré l’éloignement ! et je retrouverai la clique avec son esprit de coterie et son humour potache. Avec l’espoir que Davis jouera de la trompette, qu’il neigera encore, que les lumières seront tamisées et que l’odeur du café se répand dans l’air ! Un bonheur. Est-ce trop demander ?

Ainsi, j’ai passé un pan de ma jeunesse dans les cafés, avec une bande de copains qui dans un mouvement d’accordéon, intégrait de nouveaux membres pendant que d’autres disparaissaient. Les discussions, les jeux de cartes et le scrabble, ont animé sobrement, souvent dans la joie, parfois dans la peine, des après-midi rudes et glaciales. Discuter d’un film vu au cinéma, d’un documentaire vu à la télé, échanger des livres et des revues, voilà à quoi nous étions occupés dans un café. Tels des insulaires, oubliant pour quelques instants le train-train d’une vie encroûtée.

J’arrive juste à l’heure du JT. La speakerine annonce, avant le bulletin météo, le programme de la soirée : Muppet Show et film Western. Depuis la fenêtre du salon, je contemple à travers les interstices des volets, le manteau de neige satiné qui couvre la ville.

Aujourd’hui, les souvenirs de nos discussions et de nos rires résonnent encore en moi, avec cette phrase qui me revient à l'esprit, empreinte de mélancolie : Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, de ta jeunesse ? (4) 

(1)
Marque de cigarettes blondes américaines
(2) Marque de cigarettes brunes algériennes
(3) Café expresso
(4) Paul Verlaine

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S
Le propriétaire Miara Mohamed ,dit James ,nous a quitté l'an dernier sur la pointe des pieds .il était aussi un mordu de la chasse ,et un tireur d'élite de classe . Très cultivé , il avait un penchant pour la littérature française, et la musique américaine...
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B
Une belle plongée dans les entrailles de la belle époque, la nôtre.<br /> Avec le peu, nous étions rois et fiers. Nous avions la culture humaine et l'espoir en bandoulière.<br /> Aujourd'hui, nous cherchons encore ce que nous sommes devenus ; de l'argent plein la bourse, mais vidés de notre culture, de notre humanisme, de notre entrain . Et l'espoir a disparu...<br /> <br /> Un retour vers cette belle époque bien amené par l'auteur, dont la recherche insistante du détail est toujours présente, ce qui ne fait qu'imager et renforcer le récit.<br /> Encore un bel exercice de style, fidèle aux premières lignes engagées il y a un certain par l'auteur, pour remonter le temps et savourer le passé.
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