12 Juillet 2024
1975, année prodromatique
"La ville n'est pas une simple agglomération d'hommes et d'équipements,
c'est un état d'esprit"
Robert Park
Sommaire
1. La grande mosquée ou la malédiction de Sainte-Madeleine
2. La piscine olympique ou le plongeon dans le vide
3. L’aéroport ou quand les émeus voleront
4. La trémie ou la congestion permanente
5. Le haras national ou quand les chevaux se cachent pour mourir
6. Le jardin du monument aux morts ou les souvenirs d’un air embaumé
7. Le mausolée de Sidi M’hamed ou la conjuration des boit-sans-soif
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1. La grande mosquée ou la malédiction de Sainte-Madeleine
La nouvelle mosquée est enfin ouverte au public, sans être inaugurée officiellement car non encore achevée. L’interminable projet dure depuis plus de cinquante ans. Il a consommé le budget d’une commune, saigné des générations de fidèles d’une munificence sans faille, été témoin du défilement d’une kyrielle de walis et de ministres (pas loin d’une quarantaine, si je ne m’abuse). Les promoteurs de l’œuvre la voulaient monumentale, somptueuse et un lieu de rayonnement cultuel et culturel de la plus grande magnificence. Un vœu pieux littéralement. La montagne a accouché d’une souris.
Construite sur les décombres d’une église et de son sympathique jardin, dont la démolition ne se justifiait guère, elle cumule toutes les tares et les imperfections qui pourraient la faire figurer dans le livre des records.
Soit dit en passant, la démolition de l’édifice colonial constitue en soi un cas unique, comparé à ce qui se faisait ailleurs, dans le reste du pays. À ma connaissance, dussé-je me tromper, tous les lieux de culte chrétiens furent convertis en mosquées ou en lieux culturels mais jamais détruits (1).
En plus, ce n’est que quelques lustres plus tard que l’on s’est rendu compte que l’ogre en béton n’avait pas de façade. Ou plutôt si. Sauf que cette dernière était cachée, donnant sur un passage sombre et exigu la séparant d’une école primaire. Pour la photo officielle, faudra repasser. De quoi arracher les cheveux à un chauve !
Le maître d’œuvre, malavisé, a dû consulter le plan à l’envers sans que personne dans son entourage se rende compte d’une telle méprise. À moins que cela n’ait été fait à dessein. Et c’est plus grave.
Et ce n’est pas fini ! Un dignitaire à l’imagination aussi fertile qu’un reg, et face au tarissement des ressources ne trouva guère mieux que d’accoler au dos de la mosquée qui faisait office de façade malgré lui, des kiosques ! des cagibis en béton pour renflouer les caisses et permettre ainsi à l’ouvrage de s’autofinancer.
L’assemblage composite et baroque ajouta à laideur de l’édifice qui, plus est, en l’absence d’espace vert. Celui de l’ancienne église n’ayant pas été remplacé, englouti par le béton.
Deux maîtres mots : incurie et improvisation. Une malédiction !
(1) Il y a à peine quelques semaines, parut dans un quotidien national, un article intitulé : L’église Saint-Cyprien d’El Kala bénéficie de 12 milliards de centimes pour son aménagement en musée
2. La piscine olympique ou le plongeon dans le vide
Lancée presque à la même période que la grande mosquée, elle connut la même infortune. Cinq décennies d’atermoiements et de gabegie et une valse de hauts responsables et de bureaux d’études qui n’ont pu venir à bout de ce projet qui, somme toute, n’avait rien d’extraordinaire contrairement aux fanfaronnades et galéjades des uns et des autres.
Celle qu’on qualifiait pompeusement de piscine olympique et dont on a fini par confier l’achèvement à un groupe étranger, se résume en fait à un bassin couvert par une charpente métallique qui rappelle sommairement un Souk El Fellah.
En attendant l’Arlésienne, beaucoup d’enfants de la ville, ne sachant pas nager, et pour cause ! partent loin de chez eux, pour une trempette en eau salée et n’en reviennent pas.
Une pensée olympienne (et non olympique) à ces martyrs de l’eau qui, dans leur malheur, n’ont pas eu la chance de voir émerger du bassin la Vénus anadyomène !!!
3. L’aéroport ou quand les émeus voleront
Sur le site de l’aérodrome datant de l’époque coloniale, les autorités ont décidé de construire, dans les années 80, un aéroport aux normes internationales doté des toutes les commodités et pouvant accueillir tous types d’aéronefs (2), à la grande satisfaction de la population. Il fut homologué en son temps.
Dans les années 60, le site se résumait à une piste rudimentaire et un hangar. Depuis cette humble structure est sortie une flopée de pilotes, pionniers dans un domaine aussi pointu. Ils ont servi la compagnie nationale dès les premières années de l’indépendance et beaucoup de compagnies étrangères plus tard et ce, grâce à un aéroclub dynamique et ambitieux, résolument engagé dans la formation et le développement d’un secteur aussi stratégique, avec des moyens, faut-il le rappeler, modestes.
Je me rappelle de ces baptêmes de l’air organisés pendant les vacances scolaires ou à l’occasion des fêtes nationales pour les meilleurs élèves, s’extasiant devant des figures de voltige. Un luxe que ne pouvaient pas se permettre les élèves des grandes métropoles, mieux lotis en termes d’infrastructures et de loisirs.
Je me rappelle aussi de ces jeunes amateurs, férus d’aviation, qui attendaient la navette ou faisaient du stop tôt le matin, bravant le froid et le mauvais temps pour rejoindre l’aérodrome, mus uniquement par leur passion, enthousiastes à l’idée de tenir le manche d’un cherokee ou d’un king air, avec en bout de piste, le rêve d’un premier lâcher solo.
Au grand dam de toute une population, et hormis la courte parenthèse enchantée de Khalifa, l’aéroport moderne, aux normes internationales, doté de toutes les commodités (3) demeure étrangement fermé pour des motifs incompréhensibles.
Des villes de réputation et d’envergure moindres et beaucoup moins enclavées, ont réussi à ouvrir des lignes nationales et vers l’étranger dans des aérogares en zinc, manquant de tout ou presque.
Fait aggravant : la région n’a toujours pas d’accès à l’autoroute encore moins au chemin de fer. De par sa situation géographique et en tant que carrefour stratégique, l’aéroport aurait dû constituer un hub régional à la couverture étendue, incluant plusieurs wilayas limitrophes. Sans compter les bénéfices engrangés grâce à la création d’activités annexes telles que la sous-traitance, le commerce et le tourisme et les infrastructures de base qui vont avec.
Mais le lieu demeure désespérément calme, animé sporadiquement par quelques essaims de criquets pèlerins qui, selon la saison, atterrissent sur le tarmac ensablé sans attendre l’autorisation du contrôleur somnolent, vautré sur son siège, qui les toise paresseusement du haut de sa tour, payé à ne rien faire et trouvant le temps long.
Un gâchis et une énigme que personne n’arrive à élucider !
Ou peut-être si. À défaut d’explication rationnelle, j’en ai trouvé une. Fantaisiste certes, mais que je ne résiste pas à partager. Et si la réponse à cette énigme se trouvait dans le nom donné à l’importante infrastructure. Celui d’un ancien responsable des services durant la guerre de libération, qu’on continue de craindre et dont on fuit le regard. Une revanche sur l’homme qui en savait trop, peut-être ?
C’est ce qu’on appelle un aMALGame.
(2) (3) Phrases pompeuses et ronflantes, prononcées par les hauts responsables et reprises par une certaine presse.
4. La trémie ou la congestion permanente
Le projet au coût faramineux était censé régler une fois pour toutes le problème de congestion du carrefour Regina, situé au cœur de la ville et point d’intersection de deux routes nationales au trafic important : la RN14 (est-ouest) et la RN23 (nord-sud).
Parmi plusieurs options, celle du tunnel fut retenue. Un ouvrage souterrain donc, creusé au niveau du boulevard Bouabdelli Bouabdellah, c’est à dire dans le sens nord-sud, pas loin de la résidence du Wali. L’ouvrage voit le jour après plusieurs années de bruit, de poussières et de désagréments.
Réalisé dans la précipitation après une étude bâclée, non seulement il n’a pas réglé le problème de congestion au niveau du carrefour qu’il était censé désencombrer, mais pire, il en a engendré d’autres. Tel l’espace piéton qui fut grignoté, la chaussée ayant été élargie et réduit, de ce fait, considérablement la largeur des trottoirs, ne pouvant contenir plus de deux personnes à la fois. Tout croisement
s’avère impossible. Ce qui oblige les passants, la mort dans l’âme, à occuper la voie et à slalomer entre les voitures, évitant d’être en face d’un butor qui peut hypothéquer le reste de votre journée. De la congestion des voitures, on en est venu à celle des piétons. Une incongruité qui ne semble nullement gêner les initiateurs du projet encore moins la municipalité.
Sur la partie aérienne qui enjambe le tunnel, des feux de signalisation fonctionnent selon la météo et l’humeur, et se dérèglent de manière impromptue face au comportement irrationnel des automobilistes qui de toute façon ne les respectent plus.
Et ces pauvres agents de la circulation, omniprésents et qui ne savent plus quelle partition jouer avec leurs sifflets stridents mais inaudibles, pour ramener un semblant d’ordre.
L’ouvrage est moche et dangereux. Ses avaloirs souvent obstrués par temps de pluie (enfin le peu de fois où il pleut!), ne peuvent drainer les eaux qui stagnent en surface ou débordent carrément sur la chaussée non couverte. Il fut affublé à juste titre d’un sobriquet qui sied parfaitement à sa fonction : l’imprimante. Les voitures qui s’y engouffrent ressortent maculées non pas d’encre mais de boue.
Vivement que cette balafre hideuse soit suturée et que les piétons récupèrent leur espace !
5. Le haras national ou quand les chevaux se cachent pour mourir
La Haras de Chaouchaoua dont on ne cesse de claironner qu’il est le plus grand d’Afrique voit ses nobles palefrois, qui avaient jadis fière allure, mourir de faim ou réduits à l’état de haridelles aux corps efflanqués, faute de subventions pour quelques tiges d’avoine !
Les palefreniers assistent impuissants à la lente extinction de l’espèce que leurs prédécesseurs ont mis des lustres à préserver et à développer, avec passion et abnégation. Eux-même subsistent grâce à des avances sur salaires ou de maigres rappels quand les gens d’en haut daignent se rappeler d’eux. Quant aux administratifs de l’Office chargé du développement équin, ils sont souvent en chômage technique avec des arriérés de salaire de plusieurs mois, voire plusieurs années. On les paie selon l’humeur et la conjoncture (les élections par exemple), au lance-pierres.
Ce qui n’empêche pas certains dignitaires effrontés de venir régulièrement prendre les meilleurs étalons barbe et pur-sang, qui ont échappé à la crise et bénéficié de traitement de faveur, pour les offrir généreusement à leurs dulcinées, rejetons ou quelques autres visiteurs étrangers. Ils ont en plus le toupet de se prendre en photo avec leur butin, toute honte bue.
La situation alarmante de cette ferme que les anciens continuent d’appeler affectueusement la jumenterie, a eu une influence directe sur le centre équestre qui en a pâti. Une fabrique de champions qui, à l’image de l’aéroclub, périclite, par manque de moyens et de considération surtout.
À quand un remède de cheval ?
6. Le jardin du monument aux morts ou les souvenirs d’un air embaumé
C’était l’un des poumons de la ville. On avait pris l’habitude de le fréquenter en toute saison et de flâner dans ses allées parfaitement alignées et entre ses arbres centenaires. Les parfums de ses roses se faisaient sentir à des dizaines de mètres à la ronde. Cadre idyllique et idéal pour les romantiques et les poètes en herbe. Source d’inspiration pour les peintres et les bardes qui venaient déclamer leurs odes ou leurs complaintes dans une ambiance bucolique.
Dans la partie sud du jardin, un boulodrome fut aménagé sans toucher toutefois à l’harmonie du décor ni à la sérénité des lieux. Les amateurs des sphères métalliques s’en donnaient à cœur joie. Un sport qui a fait la réputation de la ville en son temps et qui s’est perpétué à travers plusieurs générations de pratiquants. Surtout que le boulodrome historique qui se trouvait sur les hauteurs de la ville, au jardin Bouscarin, a disparu, englouti lui aussi par le béton et victime de l’infinie bêtise de ceux censés veiller au confort de leurs administrés.
Le jardin a fermé ses portes. Officiellement pour entretien. Et puis il fut jeté aux oubliettes. Jusqu’au jour où des riverains incrédules entendirent des piaillements de macaques et un rugissement de fauve.
Croyant à une mauvaise blague, ils finiront par avaler la couleuvre. Le jardin a été transformé en zoo, en plein centre-ville. Les senteurs des roses et des jasmins furent remplacées par les relents fétides de carcasses d’ânes pour nourrir la bête domptée.
Les autorités interpellées promettent de corriger le tir mais durent faire face à un litige qui fut porté devant les tribunaux et qui a traîné pendant quelques années. Et ce, par la faute d’un responsable local véreux, qui dégainait son cachet plus vite que son ombre, prompt à signer tout et n’importe quoi.
Aujourd’hui, le jardin a rouvert ses portes. En guise de réaménagement, des allées en béton, des jeux pour enfants et des kiosques aux couleurs criardes qui ont grignoté sur les espaces verts et au prix de je ne sais combien d’arbres abattus, de pelouse coupée aux racines et d’espèces chassées. Un écosystème bouleversé par l’impéritie et le dilettantisme de certains responsables à l’esprit bétonné qui rament à contre-courant de l’évolution et du progrès.
Les printemps passent sans les effluves pénétrantes des fleurs qui les caractérisaient tant.
7. Le mausolée de Sidi M’hamed ou la conjuration des boit-sans-soif
La ville était connue pour ses saints tutélaires qui veillaient sur elle. Sidi Khaled le protecteur trônait du haut de sa colline, accordant sa bénédiction aux peuplades de la paisible vallée.
Sidi M’hamed, un autre saint, n’a pas eu l’heur ni la fortune de son congénère. Aux antipodes de son illustre prédécesseur, son mausolée fut érigé sur un terrain traversé par une galerie d’eaux usées, effluents de Oued Tolba, en contrebas d’escaliers qui mènent à la place du marché située au centre-ville.
L’endroit non éclairé la nuit et abandonné à son sort funeste, s’est transformé au fil des années en un cloaque et un véritable coupe-gorge. Point de rencontre de tous les marginaux et autres pochards qui n’hésitent pas à se soulager sur la tombe du saint et ses alentours, sans la moindre gêne. Certains pousseront le culot jusqu’à l’implorer pendant qu’ils l’arrosent de leur liquide jaune.
Nettoyé occasionnellement pour je ne sais quelle circonstance ou par des campagnes de volontariat bruyantes et ostentatoires, caméra oblige, il retombe aussitôt dans ses travers dans l’indifférence générale de passants pressés qui empruntent le passage en guise de raccourci, se bouchant le nez et se détournant de la sépulture souillée, pour ne pas perturber une conscience déjà malmenée pour ne pas dire morte pour la plupart d’entre eux.
Certains mystiques jusqu’à la moelle, face à l’affront et à l’infamie faite à l’idole de leurs aïeux, font acte de contrition et recourent à des pratiques surannées, des sortilèges d’un autre temps pour conjurer le sort d’une ville martyrisée, victime de l’incurie de «ses» hommes. On les voit de temps en temps arroser le tombeau et ses parages d’une mixture au contenu mystérieux.
Le triste spectacle perdure. Viendra le jour où un homme providentiel, un Hercule des temps modernes, nettoiera ces écuries d’Augias et rendra à la cité son lustre d’antan. Le rêve est permis.
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