19 Août 2024
Le bal est fini
"Tu crois en Dieu, tu n'y crois plus et quand tu as un gros problème, tu pries quand même"
Alain Delon
Cinéma Atlas (ex-Rex), Tiaret, hiver 1981.
Je trépigne dans le mitan du hall frais au haut plafond, les mains dans mes poches, une écharpe autour du cou, attendant l’ouverture de la porte battante qui mène vers la grande salle obscure. Les gens continuent d’affluer vers le guichet encore ouvert. Quelques minutes nous séparent du début de la projection, prévue à 16 heures. C’est la deuxième séance du jour ou deuxième matinée(1) comme on disait à l’époque. Dehors, il fait frais et on perçoit le martèlement d’une pluie fine sur les vitres du grand portail. À l’affiche, un film avec Alain Delon.
À l’intérieur de la salle, je prends place au parterre, dans une rangée du milieu, sur un strapontin en bois que je prends soin de rabattre. Un bruit diffus me parvient de haut, depuis le balcon. On chuchote par-ci, par-là jusqu’à l’extinction des lumières blafardes placées sur les parois des murs capitonnés. Les chuchotements laissent place au silence, ponctué sporadiquement par quelques toussotements.
La projection commence. Le générique défile accompagné d’une bande son, mélodieuse mais percutante.
L’acteur apparaît dans une tenue de ville, trench-coat au col relevé et chapeau Fedora. Il tient entre ses mains une arme. La musique continue mais en sourdine, faisant accentuer le suspense. On retient son souffle.
Et lorsque la musique s’arrête dans une scène qui exige le silence, nous parvient, depuis le haut de la grande salle, le ronronnement de la bobine qui tourne. Les scènes se suivent ainsi, jusqu’à l’entracte.
Dans le hall, la buvette propose des sandwichs au fromage ou au Cachir(2), des boissons fraîches SAVOR(3) et des cacahuètes en sachets. Certains profitent de cet intermède pour fumer, d’autres pour se dégourdir les jambes. Un quart d’heure plus tard, la projection reprend. On se réinstalle dans un brouhaha qui finit par s’estomper, l’obscurité aidant.
Le film en soi était moyen mais l’acteur était au sommet de son art. On est déjà loin du Guépard , du Samouraï, de Rocco et ses frères, du Clan des siciliens et de Mélodie en sous-sol, mais l’artiste qui fascinait par sa beauté et son charisme continuait de drainer les foules à chacune de ses apparitions.
Le cinéma français, à cette époque, se maintenait à une place respectable grâce à une génération d’acteurs d’exception tels que Gabin, Ventura, Belmondo et autres. C’étaient des "Gueules", à la masculinité affirmée. Mais aussi et surtout grâce à des réalisateurs de génie et audacieux tels que Melville, Deray, Visconti, Clément. Un art qui avait sa propre identité et qu’il a su préserver par rapport à celui du géant outre-atlantique, avec ses budgets astronomiques et ses figures de légende, qui pulvérisaient les écrans du monde entier.
L’offre culturelle, à l’instar des autres pays arabes, était riche et éclectique, incluant les cinémas égyptien, hindou et bien entendu le nôtre, sous la houlette de Hamina, Haddad, Allouache, Zemmouri, Laskri, ...
La culture était diverse mais surtout accessible. Une séance à deux dinars, ce n’était pas donné pour tout le monde, mais avec beaucoup de patience – on avait le temps - et de ténacité, on arrivait à glaner quelques Douros(4) par-ci, par-là et à les amasser ainsi jusqu’à atteindre la somme exigible pour un ticket de cinéma. Le jour de l’Aïd tant attendu, et pour cause, il était plus facile pour nos oncles et tantes de délier la bourse dans un geste magnanime qui ne se répétait guère le reste de l’année. L’occasion était trop belle pour ne pas la saisir.
La ville, de taille humaine à l’époque, comptait trois salles de cinéma : Sersou (ex-Casino), Atlas (ex-Rex) et Tassili (ex-Vox). Cette dernière, dédiée aux films hindous et égyptiens fut transformée plus tard en cinémathèque. Le regretté Boum en a assuré la direction avec brio. En excellent animateur qu’il était, il programmait des films d’auteurs suivis de débats d’un certain niveau, rehaussés parfois par la présence de réalisateurs et d’acteurs, avec un un public passionné et connaisseur.
Mais ça, c’était avant.
Le Guépard s’en est allé. Une forme d’art basée sur l’esthétique et l’authenticité s’en va. Loin de la vulgarité, du blasphème et des moeurs débridées qui caractérisent le cinéma d’aujourd’hui. Une page se tourne.
Ce n’est pas tant l’homme qu’on disait prétentieux, ombrageux, imbu de sa personne – il avait de quoi – dont il est question ici mais le personnage et ce qu’il incarnait. Son parcours résume à lui seul toute une époque.
Dans Astérix aux jeux olympiques, il interpréta le rôle de César, ou plutôt une caricature de César, se prêtant à un jeu d’autodérision, avec cette fameuse tirade qui résume toute sa carrière :
"César ne vieillit pas, il mûrit, ses cheveux ne blanchissent pas, ils s'illuminent. César est immortel, pour longtemps. César a tout réussi, tout conquis, c'est un guépard, un samouraï, il ne doit rien à personne. Ni à Rocco, ni à ses frères, ni au clan des Siciliens. César est de la race des seigneurs, d'ailleurs le César du meilleur empereur a été décerné à César. Ave Moi !"
Enfin, l’homme, au crépuscule de sa vie, disait, désabusé, ne pas aimer cette époque où tout est dominé par la richesse et l’argent. Il n’y a plus de respect, plus de parole donnée. De surcroît, quand presque tous ses amis et partenaires ne sont plus de ce monde.
Qui oserait le contredire ?
(1) Il y avait trois séances par jour : 1ère Matinée, 2ème Matinée et Soirée.
(2) Pâté de viande servi en rondelles.
(3) Marque de sodas.
(4) Pièces de 5 centimes.
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