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Chroniques Rostémides

Le biper et la pâte à tartiner

À chacun sa guerre

"La science sans religion est boiteuse,
la religion sans science est aveugle"
Albert Einstein

Septembre 2024. 

Bip, Bip, Boum !
Quelque part, au pays du levant.
Abdesselem et sa femme Fatima font leurs emplettes dans un souk bondé, à une heure de grande affluence et sous un soleil  dardant. Fatima se penche pour sentir une botte d’origan pendant que son époux garde l’œil rivé sur son biper accroché à sa ceinture. Il voit au fond de l’allée poussiéreuse, tapi à l’ombre d’une marquise, son collègue Tawfik. Un homme fort et élancé, qu’on croit toujours debout même quand il est assis. Tawfik attend ses deux chérubins, partis acheter des galettes de pain chez Tayyim, qui tient un étal non loin de là. Une foule nombreuse arpente les cahoteux dédales de l’immense bazar.

Abdesselem, Tawfik et leurs collègues font partie de la même brigade. Ils profitent de cette matinée de permission pour faire leurs provisions. Ils demeurent néanmoins vigilants malgré une sérénité affichée mais feinte. Méfiants et sur le qui-vive, ils scrutent les chalands et les passants qui dégorgent des ruelles avoisinantes, dans un tumulte bruyant et confus, à l’affût du moindre bruit ou geste qui paraît suspect.

Lorsque la sonnerie retentit, Abdesselem détache nerveusement son biper de la  ceinture et le ramène à hauteur de son menton. Tous ses collègues font de même. Fatima s’affaire à ranger ses dernières emplettes dans son panier en osier. Presque instantanément,  des déflagrations suivies de bruits sourds secouent le marché. Des volutes de poussière virevoltantes s’élancent du sol et s’entrecroisent, formant un épais nuage qui brouille l’atmosphère.

Des cris perçants jaillissent de partout. Les gens courent dans tous les sens. Abdesselem gît par terre. L’avant-bras arraché, il s’évanouit. Fatima ne réalise pas ce qui arrive. Elle ramène instinctivement ses deux mains sur son visage pendant qu’elle se fait bousculer par des hordes affolées qui cherchent à fuir, à tel point qu’elle perd son équilibre. Le sol semble trembler sous ses pieds. Elle crie de toutes ses forces le nom de son compagnon et le répète inlassablement : Abdesselem, Abdesselem, … Celui-ci ne répond pas.

Quelques rangées plus loin, Tawfik est en train de gasper. L’appareil lui a explosé en pleine figure. Nasrallah, son fils, lâche les galettes de pain qu’il tenait entre ses mains et se jette sur le corps ensanglanté de son père. Sa jeune sœur, Rahma, demeure debout et impassible, une sucette entre les dents, ne comprenant pas ce qui arrive. Le remuant décor avec ses couleurs diaprées et chatoyantes s’est transformé en spectacle funeste : des corps mutilés, de la poussière maculée de sang et des râles. Beaucoup parmi les gisants sont déjà à l’article de la mort tandis que d’autres, hébétés, braillent de douleur. 

On entend sonner le tocsin. Les sirènes des ambulances déchirent l’air et convergent vers le marché. Des hommes en uniforme et encagoulés descendent de Pick-Ups encore en mouvement et se fondent dans la foule, essayant tant bien que mal de libérer des passages et d’organiser les secours. Ils portent des brassards oranges.

Il a suffi d’un bip et de quelques fractions de seconde pour que tous les appareils explosent dans les mains de leurs détenteurs. De manière subite et synchronisée.

Ce n’est pas tant le nombre de morts qui fait jaser mais la méthode inédite, sophistiquée et appliquée utilisée par l’ennemi. Un acte que personne n’a vu venir. 

La science et la technique au service de la barbarie. La guerre à distance, sans composante humaine, ni chars, ni artillerie lourde, ni avions de combat. Certains observateurs, passé le moment de stupéfaction et d’effarement, prédisent le pire. Un jour, ce sera autour des avions d’être piégés à distance. Et ce jour c’est demain. 

Et puis, si la plupart des analystes sont époustouflés par la technique utilisée, beaucoup d’entre eux pointent du doigt le renseignement et sa redoutable efficacité. La technique, aussi sophistiquée soit-elle, demeure un outil aux mains des instigateurs pour qui la fin  justifie [tous] les  moyens. 

Et pendant ce temps là …

Si CEBON, c’est bon !
Quelque part au sud de la France.
Houari, dit l’Oranais,  court récupérer son téléphone posé sur la commode. Il lui semble avoir entendu une sonnerie. Ce doit être le message de son ami Adda, qu’il attend impatiemment depuis quelques jours. Dans sa course effrénée, il manque de trébucher sur une poupée, posée négligemment au milieu du couloir. À la lecture du message, il pousse un soupir de soulagement. "C’est bon, le cabas est arrivé. Tu le récupères chez Naguib", lit-il. Naguib est un commerçant indien dont la boutique sert accessoirement de point-relais.

Sur son chemin, il se fait héler par  Abdelmoula, l’épicier du coin. Un pur soussi d’Agadir. Il porte une barbe hirsute et bien fournie et  un keffieh en signe de solidarité avec le peuple opprimé. Houari l’informe de l’arrivée de la marchandise. Abdelmoula esquisse un large sourire sur son visage renfrogné et se frotte les mains. Dans son ravissement, il ouvre un coffre métallique situé sous son tiroir-caisse et s’empresse d’en retirer quelques billets. Houari refuse l’acompte et lui demande de patienter. Il préfère encaisser une fois le produit livré. Et puis, le soussi n’aura droit qu’à deux pots, cette fois-ci. Inutile de négocier.

L’échoppe de Abdelmoula, située dans la banlieue d’une grande ville du sud de la France, ressemble à s’y méprendre à celle des mozabites du bled. Pour lui, l’argent n’a pas d’odeur. Au diable la politique, le Sahara et le crêpage de chignons ridicule entre frères  de pays voisins, qui s’écharpent sur les réseaux sociaux. Des gens qui, soit dit en passant, partagent le même ethos, pratiquent le même rite et appartiennent à une seule Oumma. Dieu ne reconnaît pas les frontières, se complaît-il à répéter. Et puis, Business is Business. 

Ah j’allais oublier le cabas. De quoi s’agit-il, en fait ? D’un lot de pâtes à tartiner, pardi ! Un produit promu par quelques influenceurs sur les réseaux sociaux, qui suscite un engouement sans précédent chez des consommateurs alléchés et des commerçants flairant la bonne affaire. Les épiceries dites "exotiques", arabes, turques ou indiennes, profitant de l’aubaine et du bénéfice qu’elles pourraient en tirer, se pressent pour passer commande. Ils sont approvisionnés occasionnellement par canaux informels en attendant des circuits plus conventionnels.  Même le géant de la distribution Carrefour se serait montré intéressé, paraît-il. La question est étudiée en haut lieu. On observe et on suit de près l’évolution du marché. 

Le produit dont il est question, Mordjène  en l’occurrence, est fabriqué par une petite société au nom prédestiné : CEBON, située à Oran. Et ce ne peut être que bon, selon ses promoteurs digitaux ! Des influenceurs qui ont eu l’occasion de le goûter en live, en se léchant les babines face caméra,  et qui jurent sur la tête de leurs aïeux que Nutella et autres marques allaient être habillées pour l’hiver. Peu importe qu’il soit trop sucré, plus cher et que la poudre de lait soit importée de ce même pays où on essaye de le distribuer. On se l’arrache à prix d’or. 

Et lorsqu’un homme d’affaires avisé use de son influence et de ses réseaux pour importer, dans la précipitation, le produit tant convoité, à travers les circuits officiels, celui-ci se trouve aussitôt acheminé en containers vers le port de Marseille. Malheureusement, c’est là que son aventure prend fin. Victime d’un succès trop rapide qui l’a rendu suspect.

Pour les limiers de la douane phocéenne, le label CEBON ne sentait pas bon du tout car il n’était pas conforme aux normes européennes. Ils ont stoppé net la marchandise, mettant ainsi un terme à cette "story" picaresque, qui fut brève mais qui a titillé la fierté de bon nombre de compatriotes de Houari. On a frôlé l’incident diplomatique et un énième rappel d’ambassadeur. On prétend que même les besaces des harragas qui, en ce début d’automne, affluent en grand nombre depuis le sud, seraient chargées de Mordjène.

Alors, quel lien entre ces deux histoires ? En apparence aucun.

Le monde se divise en deux catégories, ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent (1).
Chacun voit midi à sa porte. À chacun ses priorités, à chacun sa guerre.  Tandis qu’ailleurs, la guerre fait rage, dans d’autres contrées, on s’affaire à des préoccupations bien plus futiles. Et cela n’augure rien de bon même si CEBON !

Vous vous rappelez sans doute de ce dessin animé où un pauvre coyote a passé sa vie à pourchasser le bip-bip. Usant de tous les subterfuges, il n’a jamais réussi à anéantir le bipède et à mettre fin ainsi à ses échappées fulgurantes. 

Mais ça, c’était avant !

(1) Film Le bon, la brute et le truand
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