27 Octobre 2024
La vie derrière soi
"La vie n'est désorrmais plus conçue par la morale :
elle veut l'illusion, elle vit d'illusion".
Nietzsche
Saint-Denis, porte de Paris. Il est 11 heures du matin.
Yacine émerge de la bouche du métro en empruntant la rampe dédiée aux PMR(1). Il n’a pas la force de monter les quelques marches malgré son jeune âge, la vingtaine à peine entamée. Le haut de son corps arc-bouté sur ses jambes fluettes rappelle celui de l’Atlas de la mythologie qui porte la terre entière sur son dos.
Il salue Bachir et Zinou, ses compagnons d’infortune, arrivés une demi-heure plus tôt. Les yeux mi-clos, il baragouine deux ou trois mots dans un sabir que eux seuls comprennent avant de s’engouffrer, traînant la savate, dans une boulangerie où il commande un café à emporter.
Voilà nos trois compères adossés au mur d’une banque, tenant chacun un gobelet de café d’une main et une cigarette de l’autre. C’est devenu leur signature. On les reconnaît à cela et à leur dégaine. Ils discutent de tout et de rien et jaugent les passants avec un regard appesanti. Ils en scrutent le moindre détail : la coiffure, les lunettes, la couleur de la veste, la marque des chaussures. Il leur arrive même de railler certains dont l’accoutrement ne correspond pas à leur goût. Après un quart d’heure, ils se dispersent sur la place, au niveau des deux bouches de métro ou à l’arrêt du tram et proposent des cigarettes "bon marché" aux usagers qui montent et qui descendent. Ils vivent ainsi au rythme des bus et des trains.
A longueur de journée, tu les entends crier en meute, rejoints par d’autres acolytes : Marlboooro ! Marlboooro ! Cigarettes Bled ! Aldgéré ! Aldgéré !
Aux heures creuses, ils s’agglutinent à l’entrée d’un immeuble attenant à la banque. Certains se vautrent même sur le seuil de la porte, bloquant ainsi le passage. La discussion calme au début, se transforme souvent en esclandre pour finir en violente algarade. La promiscuité fait que les esprits s’échauffent pour des vétilles. Et les voilà, nos téméraires brûleurs, qui se donnent en spectacle devant des passants médusés ou indifférents.
Quelques minutes plus tard, la tension baisse d’un cran. On se rassoit sur le seuil de la porte, gobelets de café posés par terre. Une vieille dame ouvre la porte de l’intérieur et demande poliment à passer. On la scanne de bas en haut, et c’est à peine si on daigne lui céder le passage en se bougeant de quelques centimètres, obligeant cette dernière à les enjamber avec le risque que l’on sait. Cela leur arrive plusieurs fois pendant la journée, mais ils n’en ont cure.
Une voiture de police passe devant le carrefour puis ralentit. Toujours sur le qui-vive, ils dissimulent leur marchandise dans des sacs à dos ou des poubelles et s’égaillent dans la nature, s’enquillant précipitamment dans les ruelles étroites ou les escaliers du métro. Les anciens, plus rodés, restent impavides et font semblant d’attendre le bus ou de parler au téléphone.
La voiture de police s’ébranle en direction du Stade-De-France, et voilà la bande qui se forme derechef.
Ils passent ainsi leur journée, entre gesticulations et verbiages. Tard dans la soirée, la place se vide et les riverains, de retour du boulot, pressent le pas pour rentrer chez eux. Ne restent que Yacine et ses compagnons. Les échos de leurs caquetages tapageurs arrivent jusqu’à l’intérieur des maisons du quartier dont les fenêtres restent ouvertes en ces chaudes nuits d’été. Le vacarme devient insupportable et il n’est pas rare de voir des voisins fulminer et menacer d’appeler la police.
Nos braves clandestins se fichent complètement des nuisances sonores qu’ils provoquent. Ils ont même une dent contre certains de leurs compatriotes "bien installés". Dans l’état où ils sont, ils n’ont rien à perdre. Peut-être même, comme me l’a fait observer un voisin, c’est leur façon à eux de se faire remarquer, vu que durant toute la journée et bien que trop visibles, personne ne les calcule, pour reprendre une expression d’ici, à part quelques désœuvrés ou autres clandestins comme eux, qui constituent le gros de leur clientèle.
Tard dans la soirée, ils quittent la place et s’engouffrent dans la bouche du métro. Ils vont rejoindre leurs squats quelque part dans les quartiers périphériques de la lointaine banlieue parisienne.
La place est dans un état de saleté indescriptible, jonchée de gobelets, canettes, tessons de bouteille et mégots de cigarettes. C’est devenu leur empreinte.
Le lendemain, tôt le matin, les camions d’arrosage débarrassent la place de ses ordures et la nettoient de bout en bout ainsi que les rues adjacentes. Celle-ci retrouve son visage et son calme habituels et son ambiance matinale avec les premiers usagers, qui attendent les bus ou s’engouffrent dans la bouche de métro.
Et à 11 heures du matin, rebelote ! Gobelets de café, cigarettes, adossement contre le mur de la banque ou obstruction de la porte de l’immeuble. Jusqu’au jour où, la vieille dame, poussée à bout, décide de se plaindre à la mairie.
La police fait des rondes régulières pour quelque temps. Puis plus rien. Et de nouveaux débarqués viendront grossir le contingent, imitant leurs prédécesseurs.
Les jours passent et se ressemblent ponctués de temps en temps par des bagarres rangées, au couteau. Il n’est pas rare, qu’il y ait des victimes et des morts. Je me rappelle de ce corps ensanglanté, gisant à l’entrée du Boulevard Marcel Sembat. Il était 6 heures du matin en cette matinée glaciale de décembre. La police scientifique était sur les lieux. J’ai vu sa tête, il ne devait pas dépasser la vingtaine. Ils déposeront sa dépouille à la morgue, le temps qu’on vienne la réclamer … ou pas.
Il m’arrive de parler à certains d’entre eux, pour comprendre ce qui se passe dans leur tête, ce qu’ils pensent, s’ils ont des projets.
Premier constat : ils ne maîtrisent pas la langue du pays « hôte », contrairement à leurs prédécesseurs. Ils parlent avec leurs mains et bruyamment. Leurs discours sont décousus et manquent de rationalité et de cohérence. Ils ont fait de la Harga leur objectif ultime. Et c’est déjà bien qu’ils soient en vie. Quant à l’après, ils ne s’y sont pas préparés. Leur horizon temporel ne dépasse guère la fin de journée.
Deuxième constat : ils sont susceptibles, les nerfs à fleur de peau et un rien les irrite. A la moindre remarque ou réflexion, ils se sentent vexés, voire agressés et peuvent réagir violemment. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils n’ont pas les codes et ne cherchent pas à s’intégrer. Encore faut-il qu’ils soient intégrables à quoi que ce soit.
Troisième constat : Ils vivent dans l’illusion d’avoir réussi quelque chose. Ce sont des héros pour ceux restés au Bled. Ils vivent au pays des mirages. Là-bas, de l’autre côté de la mer, on parle d’eux dans le quartier et on les envie. Ils sont convaincus d’être des modèles que beaucoup cherchent à imiter. Contents d’avoir quitté le pays, ils n’expriment aucun remords. Leur bonheur c’est de se filmer dans un square, sur un scooter, une trottinette ou devant un magasin de sport, et de publier leur "story" sur les réseaux sociaux. Un appel d’air pour des milliers de jeunes qui trépignent sur l’autre rive, attendant leur tour. Le miroir aux alouettes.
Quatrième constat : Leur rapport au temps. Ils savent compter les euros mais pas les minutes ni les heures. En Europe, le temps est précieux. Il fait courir les gens. Et tant pis pour les retardataires. Une année c’est un mois, et un mois c’est une semaine. Mais pas pour nos tire-au-flanc. Ils ne s’inscrivent pas dans la durée et vivent au jour le jour, en quête de moyens pour subsister. Au bout de quelques années, ils se retrouveront à la case départ, si entre-temps on ne les pas embarqués, jetés en prison ou ramenés chez eux, les pieds devant.
Alors, quid de l’avenir ? Des projets ? Une formation ? Un emploi ? Que savent-ils faire de leurs mains ? Une qualification ? un métier ?
Rien de tout cela. Ils croient, cagots qu’ils sont pour la plupart, au Mektoub et répètent à l’envi que eux ne décident de rien et que tout est écrit à l’avance, de toute façon.
Il ne faut, certes, pas généraliser. Car il y en a bien qui ont trouvé leur voie dans des métiers tels que la coiffure ou la maçonnerie, pour avoir déjà exercé ces activités dans leur vie d’avant. Ils s’en sortent plus ou moins, même si certains secteurs commencent par saturer.
En plus d’avoir un métier, ils ont compris que pour réussir, il leur faut sortir des grandes villes, éviter les attroupements visibles et tenter l’aventure seuls, dans des coins reculés.
Lorsque l’hiver arrive et que la nuit tombe tôt sur la ville, les choses se corsent. Être dehors toute une journée n’est pas tenable. Ainsi, ils restent seuls, tels des orphelins, transis de froid, se mettant à l’abri sous la marquise d’un grand hôtel pour se protéger de la pluie.
Au fond, je les regarde, avec beaucoup de commisération, ces jeunes aux visages émaciés et flétris qui vivent loin de leurs familles et de la chaleur de leur chez-soi.
D’aucuns trouveront cette description sévère et sans concession, mais cela part d’un constat et de faits observés et donc avérés. Il ne sert à rien de masquer cette réalité poignante et de se cacher derrière son petit doigt.
Le but n’étant pas d’incriminer qui que ce soit mais d’essayer de comprendre, un tant soi peu, comment on en est arrivé là. Comme disait Camus : "mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde".
Le pays que quittent – ou fuient (?) - ces jeunes n’est pas la Somalie ou le Yémen. Il n’est pas en guerre. C’est un pays vaste et riche que d’aucuns qualifient de puissance régionale. Un territoire aux énormes potentialités qui pourrait faire vivre à lui seul, l’Afrique du nord et le Sahel. Voire plus si affinités !
Et c’est ce même pays qui célèbre avec faste et grandiloquence son indépendance, qui organise avec brio des sommets internationaux et des jeux à vocation régionale, et qui tourne le dos à sa jeunesse, dont l’existence dépourvue de sens n’offre pour seules perspectives que les psychotropes (Madame courage) ou le saut das l’inconnu (Madame voyage). Le trip dans les deux cas : mental ou physique ! Si ce n’est les deux.
Le pouvoir ne pourra pas ignorer indéfiniment ce problème endémique, considéré à tort comme un épiphénomène. Le pénaliser est encore plus grave. Car Il ne s’agit pas d’une poignée de jeunes mais de vagues entières qui jouent à la roulette russe, pour regagner l’autre rive. Et le phénomène ne fait que s’intensifier. Même durant la décennie noire, on n’a pas vu une tel exode.
Aussi, avant de convaincre les expatriés de rentrer dans leur pays, chez eux, il faut commencer par dissuader ceux qui sont à l’intérieur de le quitter.
Les braves martyrs qui ont sacrifié leur vie pour la libération de ce pays doivent se retourner dans leurs tombes. Car confier l’économie de tout un pays aux chinois et autres turcs en mettant sur le carreau des pans entiers de la population, réduite à la passivité et à la paresse, relève de l’incurie. La distribution de la rente sans contrepartie ne saurait constituer une politique en soi. La charité n’est pas un programme.
Autant la coopération se justifiait durant les premières années de l’indépendance, autant il devient difficile de l’expliquer soixante ans plus tard, sauf à reconnaître l’échec d’une politique qui a manqué de cap et de vision. Une politique qui mesure la réussite d’une école au nombre de places pédagogiques réalisées et celle de l’université au nombre de repas servis, dans un pays qui vit au rythme d’un tango corse où la sieste est organisée (2).
A rappeler que notre pays, durant les années 70 n’avait rien à envier à des pays comme l’Espagne ou la Turquie. La roue a-t-elle tourné dans le mauvais sens ?
Pour certains salonnards, habitués es plateaux télé, la cause est entendue : "la jeunesse est capricieuse, paresseuse et donc indigne. Elle ne travaille pas et cherche la facilité". Ipse dixit. Pour d’autres, qui cherchent à escamoter le problème, le phénomène de l’émigration clandestine demeure marginal et ne mérite guère qu’on s’y attarde. D’ailleurs, aucun JT n’en parle. Cachez-moi ce … que je ne saurais voir !
A méditer, cette citation d’Alain :
"On dit que les nouvelles générations seront difficiles à gouverner, je l’espère bien".
(1) Personnes à Mobilité Réduite
(2) Chanson de Fernandel
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