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Chroniques Rostémides

Le principe de Peter

L'ascenseur social
 

"Dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s'élever
à son niveau d'incompétence"
Laurence Peter

Aziz fut recruté au printemps. Un 1er avril qui coïncidait avec le premier jour du ramadan. Cette information n’a pas d’importance pour la suite. Juste un souvenir. 

Il  venait de terminer son service national et, après avoir envoyé son CV un peu partout et fait le lézard pendant quelques semaines,  il reçoit un courrier d’une entreprise l’informant que sa demande pour le poste d’ingénieur en informatique a été acceptée.

Aziz s’installe dans un bureau qu’il partage avec un cadre commercial. Lors d’un long échange avec son supérieur hiérarchique, ce dernier juge utile de l’informer, d’emblée, qu’il n’était pas du domaine – ce qui n’avait rien d’un scoop, convenez-en ! -et lui explique vaguement ce qu’on attendait de lui. Les objectifs n’étant pas définis, c’était à Aziz de les fixer. Celui-ci apprend, par ailleurs, plus tard, que son recrutement répond à une injonction venue d'en haut et non à un besoin exprimé par l’entreprise. Dans l’organigramme, il y avait une case à combler. Surtout qu’il était de bon ton, en ces temps là, pour les entreprises de compter parmi leurs effectifs des informaticiens.

Les premiers jours, Aziz fait ce que toute nouvelle recrue dotée de bon sens est censée faire : lire des documents et poser des questions en faisant le tour des bureaux. Il analyse surtout le système d’information et prend en main les deux applications de gestion codées en Cobol. Au bout de quelques semaines, il rédige un rapport où sont consignées dans un premier chapitre toutes les remarques, lacunes et autres imperfections relevées. Dans un deuxième chapitre, il fait des propositions de solutions. 

Son supérieur hiérarchique, après avoir pris connaissance du rapport, le bombarde de questions aussi formelles qu’ingénues. Amusé, il se  prête au jeu et essaie d’expliquer, non sans peine, chaque point mentionné dans le document. En fait, son chef, en profane qu’il était, devait présenter le rapport devant le staff dirigeant lors du prochain conseil de direction. Aziz fait de son mieux pour le rassurer et va  jusqu’à lui suggérer de l’accompagner à la réunion pour l’assister en cas de besoin. Il faut dire qu’à cette époque, les dirigeants n’étaient pas habitués à un tel esprit d’initiative. La relation entre le staff et le reste (cadres compris) était verticale (Top-Down). Les ordres venaient d’en haut et il fallait les appliquer. Point à la ligne !

Aziz a pu assister à la réunion et a passé son oral avec succès. Disons que le staff s’est montré presque convaincu. On se méfiait toujours de ces jeunes diplômés, fringants et trop sûrs d’eux. Il est vrai que l’état d’exaltation de Aziz le rendait suspect.

Au bout de six mois, la situation s’est nettement améliorée. Les applications de paie et de comptabilité ont été modifiées et leur exécution était plus rapide. Il n’y avait surtout plus d’erreurs. Un jeu d’enfant pour Aziz mais qui a impressionné les utilisateurs qui, méfiants au départ, ont fini par l’intégrer comme un des leurs. 

Aziz découvre, par hasard, l’existence d’un contrat de maintenance logicielle, qui liait l’entreprise à une société de services basée à Alger. Il profite d’un aparté avec son PDG qui, soit dit en passant, n’était pas d’un abord agréable, pour lui suggérer de résilier ledit contrat. Celui-ci, désarçonné par un tel aplomb, faillit tomber de sa chaise en sursautant. 

Aziz use de beaucoup de pédagogie pour expliquer que le contrat dont il est question était devenu caduc, de fait. La sous-traitance se justifiait par l’absence de personnel qualifié, ce qui n’était plus le cas depuis son recrutement. En plus de son coût, le service fourni était étriqué pour ne pas dire médiocre et donc loin des exigences requises. Aziz, lors d’une mission chez le prestataire, découvre que l’équipe chargée de mettre à jour les programmes et de les maintenir était constituée d’anciens opérateurs formés précipitamment sur le tas, devenus programmeurs. Ils faisaient ce qu’ils pouvaient avec des méthodes dépassées. 

Le PDG n’est pas convaincu. Aziz tente de le rassurer, en prenant à témoin le staff dirigeant et le conseil syndical. Il n’y avait aucun risque, promit-il. 

À court d’arguments et devant une assistance plus que jamais circonspecte, le PDG revient à la charge et lui balance : "Pourquoi aucune entreprise du secteur n’a pas osé résilier ce contrat ? Et pourquoi nous ?".  Aziz lui rappelle avec insistance qu’il était ingénieur et capable de maintenir les programmes sans intervention extérieure qui, plus est, par d’anciens opérateurs recyclés.

Au bout d’une année et après moult tergiversations, le contrat fut résilié. Non sans dommages collatéraux. Le prestataire, entreprise publique de son état, sentant la menace, promet de ne plus intervenir en cas de problème et de faire remonter ce qu’elle considérait comme un affront à sa tutelle (!?). Une telle décision pouvait faire tâche d’huile. Et ce fut le cas. 

Entre-temps, Aziz prend du galon. Il est promu chef de service informatique. En homme pressé et sûr de lui, il sait qu'il est attendu au tournant. Son attitude hardie et son esprit entreprenant ne plaisaient pas à tout le monde. Surtout les cadres, adeptes impénitents du Top-Down, qui passaient le gros de leur temps à exécuter les directives et à remplir des tableaux à n’en plus finir.

Après cette gratification, Aziz a droit à un bureau individuel, plus spacieux et mieux éclairé.  Sa situation financière s’est améliorée et son ordinaire aussi. Il s’est acheté de nouveaux habits et a invité sa famille au restaurant.

Son nouveau directeur, bien que profane comme son prédécesseur, était quant à lui universitaire issu, de ce qu’on qualifiait à l’époque de l’ancienne école. Ce qui n’était pas pour déplaire à Aziz, loin s’en faut. Ils avaient beaucoup d’atomes crochus et travaillaient en parfaite symbiose. Ce que Aziz admirait chez son chef, c’était son esprit rationnel, en plus de son caractère exigeant.

Le système mis en place commence par montrer ses limites après la transformation de l’entreprise en EPE/SPA(1) et toutes les mises en conformité administratives et juridiques qui devaient en découler. Le maître-mot qui était sur toutes les bouches : Réforme.  Il fallait réformer, restructurer en profondeur et adopter de nouveaux modèles de gestion. Plus de GSE(2) et de SGT(3). Il fallait revoir le système d’information de fond en comble et l’adapter aux nouvelles lois déclinées dans le nouveau code de commerce, le nouveau code du travail et autre PCN(4)

Plusieurs chantiers furent ouverts simultanément : La restructuration des ressources humaines qui devait déboucher sur une nouvelle convention collective, un nouvel organigramme et une nouvelle grille de salaires, l’activité commerciale où on parlait pour la première fois de marketing et de force de vente, le contrôle interne et les manuels de procédures, entre autres.

Après des réunions marathon et une fois les axes de réflexion identifiés, il fut décidé de confier les études à des bureaux externes spécialisés et qualifiés. Des prestataires ayant une telle qualification ne couraient pas les rues à moins d’avoir recours à des cabinets étrangers. On se rabat, dès lors et à defaut, sur des bureaux nationaux et publics.

Aziz devait prendre en charge l’étude et la mise en place d’un nouveau SI(5) qui devrait déboucher sur un plan directeur informatique. Un bureau d’études fut choisi et le contrat fut signé dans une ambiance cordiale empreinte d’une surenchère d’amabilités.

L’étude fut bouclée en une année. Mais la montagne accoucha d’une souris. Car les solutions proposées par les experts du bureau d’études – qui n’étaient que d’anciens cadres, rescapés des entreprises socialistes et reconvertis opportunément dans le conseil – n’étaient qu’une suite de recommandations calquées sur des modèles étrangers – du copier/coller - et loin d’être adaptées au contexte et à l’environnement de l’entreprise. C’était d’une naïveté déconcertante. Un grimoire composé de recettes magiques pleines de : Il faut que, il n’y a qu’à …

Les aspects sociologiques et psychologiques ayant été somptueusement négligés. 

Il en fut de même pour les autres études. 

Aziz et son responsable comprennent dès lors, qu’il ne fallait compter que sur eux-mêmes et qu’il leur fallait prendre le taureau par les cornes et oser !

Pour ce faire, Aziz a dû recruter un ingénieur pour l’assister. Il avait besoin de temps pour réfléchir.

Et au bout de quelques mois d’efforts soutenus, un nouveau plan directeur fut élaboré et soumis au staff dirigeant. Ce qui a valu à Aziz de monter encore en grade et d’être promu au poste de Chef de département. Sa situation financière s’est améliorée et son ordinaire aussi. L’ampleur de la tâche l’a fait éloigner davantage de son métier. Il délégua toute la partie technique (développement et installation d’applications, formation et assistance des utilisateurs, disséminés à travers un vaste territoire) à son équipe qui s’est étoffée par l’apport d’autres techniciens.

Il devient un administratif. Un vrai bureaucrate en costume-cravate. Il passe son temps à rédiger des courriers, à assister à des réunions et à en organiser lui-même. Dans son entourage, on observe discrètement son changement de comportement. Il se prend trop au sérieux. Sa pauvre secrétaire se fait réprimander – quoique gentiment - pour un café non encore servi ou un dossier mal classé. 

Le matin, il entame sa journée par la lecture des journaux en fronçant les sourcils sur telle ou telle information qui semble l’intéresser. Il lui arrive de la découper et de la faire photocopier. Et à 10 heures, il sort prendre un café avec quelques collègues, comme tout cadre qui se respecte. Il va jusqu’à prendre cette mauvaise manie de déjeuner dehors avec ces mêmes collègues. 

Dans son métier, celui pour lequel il a été formé, les choses évoluent à la vitesse de la lumière. Lui, il s’en éloigne de plus en plus, inconsciemment, pris dans l’engrenage de la machine administrative. Quand il n’est pas en mission, ce qui lui arrive souvent, il rédige son courrier entre deux réunions. 

Le changement du PDG et son remplacement par son supérieur direct, l’a propulsé au rang de Directeur central. Il occupe aussitôt le bureau de son prédécesseur, encore plus spacieux, avec une porte capitonnée, de la moquette, une ligne directe et une sonnette !

En intégrant le staff, il est devenu important. Il a sous sa coupe deux secrétaires, plusieurs cadres et techniciens. Il savoure l’instant et promet de s’acheter des costumes et cravates de toutes couleurs. Il commande même un porte-manteaux.

En mission, Il séjourne dans les plus grands hôtels de la capitale, fricotant avec "l’élite". Il passe ainsi des heures à papoter dans les grands halls de réception, échangeant avec ses homologues d’autres entreprises, sur leurs expériences – qui se ressemblaient toutes en fait – . Un tel se vante de l’accroissement du volume des ventes quand l’autre s’accorde des satisfecit pour avoir recouvré ses créances. Un troisième ne cache pas sa fierté d’avoir recours, de plus en plus, aux contractuels. Les bavardages sont ponctués par des anecdotes qui les font s’esclaffer bruyamment, comme des hauts cadres de l’état savent le faire.

De retour au siège de l’entreprise, Aziz voit de temps en temps son ingénieur, l’informaticien qu’il avait recruté. Ce dernier lui parle de telle ou telle innovation : Les performances du dernier processeur, la nouvelle version d’un OS et ses énormes fonctionnalités. Mais cela n’évoque plus rien pour lui. Il en est déjà loin. Il feint de s’intéresser au sujet mais la discussion lui paraît tellement barbante qu’il finit par l’écourter, prétextant une énième réunion avec le PDG. 

Il  devient arrogant et condescendant avec son entourage. Du moins, c’est ainsi qu’il est perçu. La fonction l’a transformé. Le PDG le sollicite pour tout et rien et il passe plus de temps dans le bureau de ce dernier que dans le sien. Et le reste de la journée, il l’occupe comme un directeur central : signer des décisions, des autorisations d’absences, des congés, corriger des brouillons de courrier et  parler au téléphone sur la ligne directe. Aziz est devenu indispensable. 

On lui propose une autre direction stratégique, qu’il accepte tout de go, sans réfléchir. Ce sera son dernier poste. Il passe sous le statut de cadre dirigeant. Ce qui change bien des choses. Beaucoup de choses même ! Sa situation financière s’est encore améliorée. Un salaire fixe à plusieurs zéros et une prime variable conséquente, en plus d’autres avantages tels que le véhicule de service et les carnets de bons d’essence. N’étant plus soumis à la convention collective, il gravite sur une autre orbite. 

Proche collaborateur du PDG et numéro 2 dans la hiérarchie, il assurait l’intérim de la direction générale quand son chef était absent. Ce statut lui a permis de tutoyer les hautes sphères et de fréquenter les dignitaires locaux et centraux, des hauts cadres des ministères, des hommes d’affaires et d’autres personnalités.

Mais comme toutes les bonnes choses ont une fin, le sort de Aziz ne pouvait y déroger. Le secteur public est devenu un lourd fardeau pour l’état. Un géant aux pieds d’argile. Des dettes colossales accumulées pendant des lustres, des créances lourdes et une gestion erratique, soumise aux injonctions et interférences émanant de toutes parts mais jamais assumées. L’esprit Beylik était toujours là et l’autonomie n’existait que dans les textes. C’était une illusion et tout le monde s’en accommodait fort bien car les vieux réflexes ont la peau dure.

L’état décide de se débarrasser du mammouth malade. Il fallait liquider la bête. Il fallait la démembrer d’abord et la  céder en morceaux aux nouveaux prétendants, une engeance d’hommes d’affaires, sortie de nulle part, cupide et sans scrupules et qui saisit l’opportunité au vol. Ils convoitaient surtout le foncier en signant tous les engagements, sachant qu’ils n’en tiendraient aucun. Tels que perpétuer l’activité, maintenir un tant soit peu les effectifs et pérenniser l’outil de production. Cela faisait rire sous cape. Le maître-mot qui était sur toutes les bouches : Vendre ! 

Aziz qui a failli être PDG, assiste, la mort dans l’âme, à cette braderie grotesque, digne d’un vaudeville. Il se rappelle de ce jour de printemps où il fut recruté, il y a vingt ans de cela. Il n’avait pas d’autre ambition que celle de mettre ses compétences d’ingénieur au service de l’entreprise. Il était motivé et animé de bonne volonté. 

Il fallait bien qu’on le récompense pour ce qu’il a apporté à l’entreprise. Mais la seule façon de le récompenser était de le promouvoir à des postes administratifs qui l’éloignaient de son métier de base. Les organigrammes étant ce qu’ils sont, ne prévoient pas un plan de carrière pour un ingénieur qui le fait évoluer en grade sans toucher à son poste. Tout le drame est là. Connaissez-vous des ingénieurs qui sont partis en retraite comme ingénieurs ? Si oui, combien ?

On le voit aussi dans le milieu de la recherche universitaire où un enseignant-chercheur est promu au poste de chef de département ou directeur de je-ne-sais-quoi. Des postes administratifs et bureaucratiques qui leur donnent beaucoup de pouvoirs et d’influence mais qui, malheureusement, les éloignent de ce à quoi ils étaient formés. 

D’ailleurs, un bon médecin fait-il un bon directeur d’hôpital ? Rien n’est moins sûr. Même s’il y a des exceptions.

C’est le principe de Peter. 

Aziz a quitté l’entreprise et il s’est exilé depuis. Malgré son âge relativement avancé et sa situation familiale, il avait décidé de reprendre les études et de se mettre à niveau pour redevenir ce qu’il était : un ingénieur. Ce n’était pas gagné d’avance car le gap était trop grand. Mais avec beaucoup d’opiniâtreté, de nuits blanches et une chute de cheveux inéluctable, le travail a fini par payer. Il travaille, actuellement, dans le milieu de la recherche comme ingénieur. Il est devenu humble et se sent relativement heureux dans ce qu’il considère comme son milieu naturel. Il partira en retraite, si Dieu le veut, comme ingénieur. Promis.
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Pour rester dans le contexte de l’époque, j’ai préféré garder certains sigles, acronymes et autres abréviations, qui étaient en usage dans le milieu professionnel.  
 
(1) Entreprise Publique Économique / Société Par Actions 
(2) Gestion Socialiste des Entreprises
(3) Statut Général du Travailleur
(4) Plan Comptable National
(5) Système d’Information
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A
Aziz a eu au moins le mérite d'avoir été utilisé avec efficience et d'avoir contribué à mettre en place un service informatique "fait main" libérant son entreprise du carcan des prestataires de service voraces et à la compétence douteuse.Cela contraste avec le cas de ces ingénieurs marginalisés, occupant des bureaux inutilement et passant leur temps à dévorer la presse quotidienne.Quant au récit, je le trouve très réaliste avec un style épuré séduisant.
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